Le
Programme de Gotha est le programme du parti socialiste des
travailleurs (SAP) devenu quelques années plus tard le parti Social-Démocrate
Allemand (SPD), et est reconnu comme sa charte fondatrice, rédigée
en 1875. Cette
déclaration de principes fixant les objectifs communs de tous
les Socialistes allemands, permet leur unification et incite les
Socialistes du reste du monde, soucieux de représenter les
intérêts des travailleurs, et tout particuliérement
des ouvriers, en revendiquant une société plus juste et
plus égalitaire, à les imiter .
Le document est rédigé par 130
délégués représentant 25 000
adhérents. Cet effectif paraît modeste, mais à
cette
époque où l'Industrialisation est encore récente
en Allemagne, peu d'ouvriers sont conscients de l'importance
politique de la croissance rapide de leurs effectifs, dans une
société libérale certes marquée par l'essor
du capitalisme mais fondant la légitimité du pouvoir sur
l'élection et la volonté populaire. Les
Sociaux-Démocrates allemands, tout au contraire, croient
prochaine une
révolution qui leur donnerait le pouvoir dans le pays car c'est
l'Allemagne qui, sur
le continent européen, compte le plus d'ouvriers (la
théorie Marxiste des contradictions du capitalisme prédit
cette révolution, vue comme inéluctable).
L'Allemagne est en 1875 un pays dans lequel
la
production industrielle décolle véritablement, la
seconde révolution industrielle (ou mutation scientifique)
prenant alors son essor. De nouvelles activités se développent
(sidérurgie, automobile, chimie, pétrole..) et les
capitalismes industriels et bancaires fusionnent, la taille des
entreprises devenant parfois gigantesque. Le pays, resté
quelque peu à l'écart de la première révolution
industrielle, dont le berceau était plus occidental (Angleterre,
Belgique et France) devient une grande puissance économique et un
concurrent sérieux à l'hégémonie
industrielle britannique au moment même où se réalise, aux
dépens de la France vaincue, l'Unité allemande
(proclamation à Versailles de l'empire allemand en 1871).
Dans
quelle mesure le programme des sociaux-démocrates est-il
révolutionnaire, et en quoi le congrès de Gotha rend-il
compte de l'émergence de l'idéologie socialiste Marxiste au sein du
mouvement ouvrier ?
Le Programme du SPD invite expressément à
"l'abolition du salariat". Les Sociaux-Démocrates veulent
logiquement en finir avec "l'exploitation" de l'Homme par l'Homme telle
que Marx la décrit, le prolétaire n'étant pas, du
point de vue des Socialistes, un travailleur libre mais un
opprimé réduit à vendre sa force de travail et dominé au plan "social et politique". Le
moteur de l'Histoire est pour Marx la lutte des classes ; les
Socialistes entendent par conséquent y mettre fin en
détruisant toutes les classes grâce à
l'instauration de l'Egalité totale par la Révolution.
Interdit par Bismarck de 1878 à 1890, le Parti socialiste reste
uni dans la clandestinité et, autorisé à partir de
1890 et rebaptisé SPD (parti social-démocrate) prend acte
de la
législation sociale mise en place par l'Empire durant cette
période (à la fois pour couper l'herbe sous le pied des
révolutionnaires, mais aussi pour "intégrer" les ouvriers
à la société allemande nouvelle). Certains de
ses dirigeants, notamment Bernstein, proposent dès 1890 de
"réviser" le programme de Gotha pour adopter une attitude
réformiste et non plus révolutionnaire. De ce point de
vue, la charte de Gotha est très vite périmée. Il
ne s'agit plus,
pour beaucoup de militants socialistes allemands, influencés par
l'exemple des syndicalistes réformistes, de supprimer le
Prolétariat mais d'améliorer le sort du
travailleurs. Ce "révisionnisme" est décrié par
les
fidèles de Marx, mais toutes les composantes du SPD
demeurent dans le Parti et ses dirigeants acceptent de participer
ensemble à la vie
politique du pays, se présentant unis aux élections. Le
SPD devient ainsi la première formation politique du Parlement
en 1912, participant de facto aux institutions qu'il proclame vouloir
détruire, quoique les électeurs lui apportent leurs
suffrages sur la base d'un programme (le programme d'Erfurt,
élaboré en 1891) encore plus intransigeant et
plus fidèle en apparence au Marxisme révolutionnaire que ne l'était le programme de
Gotha (mais la Révolution n'est plus réellement
l'objectif de l'ensemble du Parti, beaucoup de militatns s'accomodent en pratique d'un projet
réformiste basé sur la formulation de Revendications)..
Les Socialistes allemands revendiquent fortement leur internationalisme. Ils
sont censés, comme tous les Socialistes et au nom de la "fraternité" réunissant
les travailleurs de tout pays, s'opposer à la perspective d'une
guerre quelconque par le recours à la grève
générale. Le
SPD est donc logiquement l'un des membres fondateurs de l'Internationale Socialiste
(appelée souvent "la seconde internationale" après
l'échec de l'AIT, association internationale des travailleurs,
qui vivote de 1864 à 1872 et disparaît victime de ses
conflits internes, du fait des dissensions entre Socialistes et Anarchistes, lesquels, avec Bakounine, refusent l'objectif
de prise du pouvoir).
Pourtant, en 1914, seule une
minorité de Socialistes allemands, emmenée par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, refuse de soutenir
le gouvernement du Reich au moment du déclenchement de la
première guerre mondiale. Comme le Parti Socialiste Français et ses homologues en Europe,
le SPD se rallie d'emblée à "l'Union Sacrée"
(rejetée seulement, sans effet concret du reste, par les
Socialistes Serbes et Russes : c'est donc la faillite de l'Internationalisme
revendiqué par le programme de Gotha).
Le SPD veut que l'Etat soutienne des coopératives
ouvrières contrôlées de manière
"démocratique" par le "peuple travailleur". C'est
une allusion directe à la théorie de Marx, qui estime
qu'une phase transitoire de dictature du Prolétariat doit suivre
la prise de pouvoir par les Socialistes. Ultérieurement, l'Etat
doit, selon Marx, disparaître, et son contrôle sur
l'Economie également. Des Socialistes non marxistes
préféreraient éviter ce contrôle même
passager par l'Etat (le Français Proudhon) mais d'autres
envisagent au contraire l'établissement d'un Socialisme
étatique plus
durable (l'un des premiers leaders du socialisme en Allemagne,
Lassalle), d'où une formulation
assez vague dans le programme des intentions des
Sociaux-Démocrates en matière économique. Dans
le jargon des
partis socialistes, le Socialisme en viendra quelques décennies
plus tard (après la révolution bolchévique en
Russie en 1917) à désigner
le régime de dictature exercée par un état
socialiste dont le but ultime est l'instauration d'une
société égalitaire : le Communisme. Mais le
Programme
de Gotha ignore la division ultérieure du mouvement ouvrier
(opposition entre les Partis Communistes liés à
Moscou et les "vieux" partis Sociaux-Démocrates).
Le Programme de Gotha nous montre les
origines
révolutionnaires du Parti Social-Démocrate allemand,
résolument hostile au Capitalisme et se réclamant du
Marxisme à sa fondation, quand il rassemblait encore, dans
une même organisation, des militants qui jugeraient bientôt
préférable de se contenter d'obtenir des réformes
sociales et ceux qui persisteraient à attendre ou à
organiser un "Grand Soir" détruisant la société
bourgeois. Le SPD, donnait là l'exemple d'une unification
de tous les courants du Socialisme encore balbutiante dans les autres
pays.
Considéré comme une organisation dangereuseen raison de
sa posture révolutionnaire, le Parti,
à peine né, fût interdit et survécut
dans la clandestinité de 1878 à 1890. Toutes les
associations officiellement socialistes firent alors l'objet d'une
répression sévère, mais non l'ensemble des
syndicats en tant que tels, et des candidats socialistes officiellement
indépendants
et restés discrets sur leur affiliation idéologique
purent
continuer à
se présenter aux suffrages des citoyens allemands. Au total, les
Sociaux-Démocrates se renforcèrent
constamment dans les années suivant la proclamation de 1875,
un programme suffisamment consensuel pour maintenir l'unité du
mouvement. Ils subirent l'influence des pratiques de
négociation,
souvent couronnées de succès, menées par des
syndicats ouvriers proches d'eux, et
évoluèrent rapidement, par leurs pratiques
concrètes, vers une "révision" profonde
du programme de Gotha qui les conduisit à entrer au gouvernement
en 1918...
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